Le Salon des Indépendants dans l’histoire de l’art

Par Jean Monneret

L’institution officielle : le Salon

L’opposition farouche des jurys est l’obstacle infranchissable que les formes nouvelles de la peinture doivent affronter au XIXe siècle pour se faire connaître. Une sorte de «Mur de l’Atlantique» les sépare du public. Tentons par conséquent d’analyser le fonctionnement du Salon, et les raisons qui en dénaturent le rôle à cette époque. Cet antagonisme irréductible survient à un moment de grands bouleversements de société et où des changements décisifs se produisent dans l’art de peindre, alors que la peinture officielle se fige parallèlement dans l’académisme.

A l’origine, Richelieu crée, en 1634, l’Académie française et fonde une politique d’orientation et de surveillance de toutes les disciplines intellectuelles et créatrices. Cette politique est poursuivie par Mazarin qui crée l’académie royal de peinture et de sculpture en 1648. Colbert rationalise le projet académique qui devient un élément important de sa politique. C’est lui qui fonde en 1667 le Salon, réservé aux artistes membres ou agrées par l’Académie. Il se déroule pendant la Semaine Sainte. A la Révolution, il est accessible à tous les artistes car la Convention a supprimé toutes les académies en 1793. Puis, en 1798, il est placé sous le contrôle d’un jury d’admission choisi par le gouvernement. Un jury ne dépendant que du Salon existait néanmoins depuis 1747.

 

Armand Jean Du Plessis, Cardinal de Richelieu (1585-1642) par Philippe de Champaigne (1606-1674) C’est lui qui, en ordonnant une politique d’orientation et de surveillance des disciplines intellectuelles et créatrices, donne à la France sa spécificité artistique. Il crée l’Académie Française en 1634
Cardinal Mazarin
Le Cardinal Jules Mazarin (1602-1661) par Philippe de Champaigne (Musée Condé-Chantilly) Il poursuit la politique entamée par Richelieu. En 1648, il crée l’Académie Royal de peinture et de sculpture.
Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) Anonyme XVIIe s (Château de Versailles) En 1667 il fonde le Salon, quatre ans après avoir créé l’Académie des Inscriptions et un an après celle des Sciences. En protégeant Le Brun, il favorise l’académisme artistique qui triomphe à Versailles, et jusqu’après le Premier Empire.

Ce n’était pas sans risques. A treize ans de la Commune et de sa sanglante répression, vouloir se libérer de la tutelle d’un jury, rejeter tout à la fois le principe de patronage et la pratique de la cooptation en échange de la soumission aux normes établies, représentait un acte courageux. 

à l’heure où le bulletin de la Paroisse était obligatoire pour l’obtention d’un emploi, «Ni jury, ni récompenses» le slogan des impressionnistes, devenait le mot d’ordre de ces peintres révolutionnaires. Ils abandonnaient la condition de «refusé» qui fut pendant le XIXe siècle celle de tout artiste novateur, pour affronter la liberté qui n’était guère plus facile à assumer. 

Mais au moins avaient-ils l’espoir d’intéresser la critique, de montrer leurs oeuvres et finalement de les vendre. Dans une période où il y avait peu de galeries, l’artiste novateur sortait enfin du cercle infernal où sa condition infamante de «refusé» équivalait à une condamnation à l’exclusion et à la misère

La périodicité de ces expositions est irrégulière au début, jusqu’au XVIIIe siècle où elles prennent de l’importance.
Les jeunes n’ont pas le choix. Pour eux, il y a le Salon de la jeunesse qui présente en plein vent, le long des trottoirs de la place Dauphine, les oeuvres de jeunes inconnus :

Salon de la Jeunesse Dessin de Duché de Vancy, mai 1780 (Musée Carnavalet) “Vue pittoresque de l’exposition des tableaux et dessins dans la place Dauphine le jour de la petite feste de Dieu” Le Salon en plein air peut être considéré comme l’ancêtre du Salon des Indépendants

Chardin, Greuze, Fragonard… Plus tard, ils rejoindront les « ors » du Salon de l’Académie royale, installés dans la Cour Carrée du Louvre. Le mot « salon » s’élargira plus tard à toutes les manifestations artistiques d’abord, et commerciales ensuite.
Salon de la Jeunesse Dessin de Duché de Vancy, mai 1780 (Musée Carnavalet)

Le Salon de 1785 Pietro Antonio Marini (Gravure. B.N.) Saint Luc, patron des peintres, est à l’honneur en ce jour du 25 août. C’est le jour de la Fête de Saint Louis et celle du Roi de France. Nous sommes au Salon Carré du Louvre. Le Salon dure 1 mois, il est ouvert à tous publics, sans distinction de rang, de fortune, d’état, de sexe ou d’âge. En 1787, 22 000 catalogues ont été vendus et 90 000 personnes ont visité l’exposition d’environ 200 oeuvres présentées en hauteur, sur six rangées compactes.

Le « Catalogue » et la « Critique » d’exposition – le premier catalogue est imprimé en 1673 – sont nés avec le Salon officiel. La première critique paraît en 1738 dans le « Mercure ». De 1759 à 1781 Diderot publiera régulièrement ses comptes rendus du Salon. Charles Baudelaire écrit en 1845 son premier essai critique sur le Salon qui sollicitera par ailleurs d’éminents écrivains: Musset, les Goncourt, Théophile Gautier, Emile Zola ou Maupassant … Le premier « vernissage » se déroulera au Salon de 1842.
En 1791, un décret de la Législative autorise un « Salon libre et universel ouvert à tous, sans jury ». C’est la première fois que les sévérités d’un jury inclinent le pouvoir, révolutionnaire, à instaurer la liberté dans l’organisation d’un salon d’artiste.
En 1793 , un système de médailles et de récompenses est instauré à la suite d’un rapport de Louis David, et cinq ans plus tard, sous le Directoire, un jury est nommé par le gouvernement, supprimé l’année suivante, et réinstitué par la suite. Des chiffres ? -1848, salon libre: 5180 oeuvres. -1859, jury: 3000 oeuvres acceptées sur 8000 présentées. -1863, jury: 5000 oeuvres déposées, 2000 acceptées.
Ces chiffres indiquent, certes, la sévérité des jurys, mais ils rappellent aussi que les vastes expositions étaient déjà courantes au XIXe siècle.
Cette vasle-hésitation de la présence des jurys éclaire la pertinence discutable d’un jury dans la vie d’un salon d’artiste.
En 1848, David d’Angers demande la suppression du jury et la République de Ledru-Rollin accède à cette supplique. Provisoirement, car sous l’Empire, le jury est nommé pour moitié par l’administration, pour moitié par les artistes médaillés. Mixité provisoire puisque Napoléon III en devient le président à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. Selon certains dirigeants actuels, il s’agit de la grande époque du Salon, mais c’est aussi, pour l’histoire de l’art celle où les jurys se montrent les plus rétrograde ! Sous l’autorité de M. le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts avec qui Delacroix avait eu des problèmes d’esthétique.
En 1881, à l’instigation de Jules Ferry, l’Etat abandonne finalement sa tutelle sur le Salon et l’autorité de l’Institut est transférée à un comité de quatre-vingt-dix membres, élus préalablement par les artistes: la «Société des Artistes Francais» est née. Elle succède au fameux Salon. En 1890, une scission s’opérera en son sein d’où sortira la « Société nationale des Beaux-Arts ».

Quatre heures au Salon. François BIARD (1798 – 1882) 1847 Musée du Louvre

Le public accourt pour voir l’ «événement» de l’année, inauguré solennellement par le Président de la République. Le Salon assure aux artistes cooptés, grâce aux récompenses hiérarchisées (médailles de bronze; d’argent et d’or, titre « hors concours ») un label officiel qui attire les honneurs, les commandes et la gloire. En revanche, un tableau refusé ne sera ni vu, ni apprécié, ni vendu. C’est la condamnation sans appel.
Le salon est puissant et riche. Bien administré, épaulé par l’Institut, il distribue des prix et vient en aide aux artistes nécessiteux. La critique unanime loue les lauréats et les « lance ». Dans ces conditions, un créateur qui refuse toute concession aux pompes académiques dois faire preuve d’héroïsme pour continuer son oeuvre dans la misère et l’indifférence. Il fallait une grande combativité, une rare inaptitude à se plier aux exigences du milieu pour résister à la tentation d’y être admis. Là étaient le succès, la consécration, la fortune !
Ainsi, pour tout artiste avant 1884, date où le Salon des Indépendants va être créé, il n’existe qu’une seule chance de se faire connaître: se définir par le système en place, le Salon officiel ! C’est ce que tentera Manet, souvent sans succès. Pour quelles raisons ? L’homme « contemporain » dépeint par Manet ne correspondait pas aux thèmes en vigueur: « Bacchantes poussives, nymphes retraitées, nudités mortes » accrochées au Salon par les artistes académiques, membres du jury. La fadeur de leurs oeuvres provoquait la terrible colère de Thore-Bürger (« inventeur » de Vermeer au XIXe siècle). Edmond About ne qualifiait-il pas Bouguereau de « Raphaël du Bon Marché ». Incapables de la « voir », les artistes des jurys, en guerre psychologique avec les novateurs, ne sympathisaient pas avec la modernité. En 1867, pour nous en convaincre, écoutons ce que pérore un membre du jury: « C’est précisément parce que Monet a fait des progrès que je le rejette. Trop de jeunes gens ne pensent qu’à poursuivre dans cette abominable direction. Il est grand temps de les protéger et de sauver l’art ». L’occasion était pourtant belle pour les futurs impressionnistes d’être vus au Salon de 1867 : il coïncidait avec l’Exposition universelle !

Auteur : Jean Monneret,
Catalogue raisonné du Salon des Indépendants 1884-2000.
Edition Eric Koehler, novembre 2000

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